Je veux être en retard pour une dernière fois
Les larmes ne font plus de bruit, mais elles creusent encore ; elles coulent en dedans, là où même les silences saignent.

Mais maintenant que vos hommages sont finis, que vos pleurs diminuent, que vos sanglots s’adoucissent… Maintenant qu’il n’y a plus rien à ajouter au programme, donnez-moi une minute de retard. Une minute de retard ne me fera pas rater le bus à la gare.
J’aimerais que mon enterrement ait un léger retard d’une minute, ni plus ni moins, en hommage à tous ceux que ma ponctualité a blessés. Ce sera ma façon de dire désolé à ma mère d’avoir toujours été à l’heure à tous ses rendez-vous, désolé à mes potes d’avoir été toujours à temps à toutes les activités culturelles, désolé pour les âmes sensibles que j’ai heurtées en arrivant toujours à l’heure quelque part.
Je vais devoir vous faire patienter une minute, le temps que mon père tousse du sang, se roule dans la poussière et invoque ses dieux pour mon repos. Encore une minute, le temps qu’il sente mon dernier parfum, afin qu’il le reconnaisse le jour où il viendra me rendre visite là-bas.
Donnez-lui une minute, le temps qu’il remette tous mes souvenirs littéraires à mes potes ici présents. Encore une minute pour qu’il se rappelle cette dernière fois où il m’a offert un cadeau d’anniversaire. Une minute pour qu’il me promette de garder mon nom en légende, qu’il ne le donnera à aucun autre enfant.
S’il vous plaît, écoutez ce que ma mère a à vous dire sur moi, sur le nombre de fois où je l’ai rendue fière comme fils. Donnez-lui un peu de temps pour que je lui vole une photo pour la dernière fois, pour que je lui emprunte son sourire. Pour qu’elle réalise que tout le monde est venu ici pour honorer le fils qu’elle a éduqué. Laissez-lui le temps de vous dire combien de fois elle s’est mise en colère parce que je voulais sécher les cours, le nombre de crises de jalousie qu’elle a faites chaque fois que j’étais en compagnie de mes amourettes.
Donnez-lui une minute, le temps qu’elle devine où je vais, quel sera mon plat préféré, qu’elle vous dise le nouveau nom que je porterai, les genres de filles que j’aimerai là où je vais.
Je vous demande une minute de retard, pour que celle qui aurait pu, encore aujourd’hui, être ma future femme, fasse ses adieux à l’homme qu’elle ne rencontrera jamais. Donnez-lui le temps de danser sur sa musique préférée, au bonheur de mes yeux. Demandez-lui si mes enfants me ressembleront, qu’elle vous dise si l’un d’entre eux portera mon nom. Accordez-lui une minute, le temps qu’elle me fasse la promesse que tous mes enfants seront slameurs.
Je ne veux pas abuser de votre temps, juste une minute. Le temps que mes potes rejouent mes plus belles prestations de slam ; le temps qu’ils vous fassent une relecture à haute voix de mon projet, de mon futur roman. Une minute pour que je voie les critiques littéraires dénoncer la manière honteuse de ma mort, pour qu’ils écrivent dessus afin qu’aucun slameur, qu’aucun passionné de culture, ni aujourd’hui ni jamais, ne tombe d’une balle dans les poumons.
Donnez exceptionnellement une minute à NTUMBA, pour qu’il vous dise si mes prestations en valaient la peine, s’il lui est arrivé de frissonner quand j’étais sur le podium et lui dans le public. Laissez-lui vous dire si j’avais de l’avenir, qu’il mélange les mots à l’alcool pour le bonheur des alcoolos dont je faisais fièrement partie.
Donnez-moi une minute de plus, le temps que mon juge naturel rende un verdict juste : non, je ne me suis pas suicidé ; je suis mort parce que quelqu’un a appuyé sur la gâchette.
Connaissez-vous la vérité sur ma mort ? Laissez-leur une minute, le temps de me faire une belle autopsie, non pas pour trouver l’arme du bourreau, mais pour vous permettre de connaître ce qui s’est réellement passé ce soir-là. Ma version des faits, vous la connaissez déjà : je ne l’ai jamais provoqué.
Donnez-lui une minute pour qu’il vous livre sa version des faits, pour qu’il vous dise ce qui s’est réellement passé ce soir-là. Pour qu’il vous dise si j’étais ivre, si j’avais de la drogue sur moi, si j’étais armé ou si c’était juste parce que cela faisait un moment que je n’avais pas visité mon coiffeur. Est-ce qu’avoir de longs cheveux est un crime ? Donnez-lui un peu de temps. Le temps de revoir mon image ce soir-là, le temps de se souvenir de mon visage. Donnez-lui le temps de vivre longtemps, afin qu’il raconte ce qu’il a réellement vu au fond de mes yeux à la génération suivante.
Attendez une minute, le temps que le plus grand, le doyen Chrysostome, me fasse sa chaleureuse bienvenue. Laissez-lui tout son temps pour célébrer ma messe funèbre avec les mots, pour qu’il slame mon nom dans l’une des langues des anges qu’il a apprises là-bas. Laissez-lui le temps d’arranger ma prochaine demeure, je préfère celle en diagonale de la sienne.
Laissez-moi une minute de retard, le temps de vous dire que je ne vais ni en enfer ni au paradis. Je serai là où nous avions tous la culture, le slam et la littérature comme valeurs communes.
Encore une minute, pour vous rassurer que justice est faite pour moi, que vous n’avez aucune raison, en tant que slameurs ou écrivains, d’avoir peur. Car là où je vais, on veille sur ceux qu’on aime.
Je le ferai pour vous. Promis.
Hommage à lenfant Noir
Augustin Mwelwa
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