Mes rencontres
On croit fuir la douleur en l’oubliant, mais certains noms, comme Sabrina, s’accrochent à l’âme plus fort que le silence

Aujourd’hui, je devais faire une visite familiale. D’ailleurs, c’est déjà une coutume : j’en fais chaque dimanche. Mais celle d’aujourd’hui était spéciale. Je suis nouveau dans la ville, et je devais rendre visite à un frère que je n’avais pas vu depuis très longtemps.
« Armhed, tout le monde est ton frère », me dit toujours votre maman.
Mon accoutrement ? Je m’en fichais. C’est une famille, je n’allais donc pas me prendre la tête.
Ne connaissant pas bien le coin, je décide de prendre un motard. Et comme toujours, ces gens-là ne peuvent s’empêcher de parler. Même quand vous êtes un inconnu, le pauvre peut vous raconter toute sa jeunesse, ses nombreuses déceptions amoureuses, sans oublier le moindre détail.
Ils n’ont jamais une belle histoire d’amour, ces gens-là. Les leurs semblent toujours baignées de mélancolie :
« Ariniteswaka sana. Mais ni bibi wa batoto. Shikukwe na choix. Imagine mukubwa, nirifata ule mwana muke tiiii kwabo. Nalomba buluma wapi. »
(Pour ceux qui ne comprennent pas le swahili, ça veut dire qu’il faut être polyglotte.)
Je souris et me tais, écoutant son récit. Il continue :
« Ndjo mana miye shitaowaka tena ata. Kama tu minakumbuka Sabrina, biote nirimufaniyaka… ah, mais Mungu ! »
Cela me fait rire. Non pas à cause de son histoire, mais à cause de sa conclusion : « Mungu » (Dieu).
Qu’a-t-il fait, le pauvre Dieu ! On veut toujours tout ramener à Lui. On le pointe du doigt quand tout va mal, quand tout va bien, ou même quand on ne sait plus quoi dire.
Je lui demande :
- Mungu anafa nini ?
- Ah, Astha… uyu Mungu kama ashinipendake. Sabrina ! Elle m’a déçu. Je ne croyais pas…
Nous éclatons de rire. Il comprend que je suis surpris de son bon français. On est au Congo, et ce complexe-là, on le connaît tous.
- Elle t’a déçu ? Mais toi aussi, tu as une part de responsabilité dans cette histoire. Quand deux personnes s’unissent, elles deviennent une seule chair.
Il oublie qu’il est au volant. La conversation l’absorbe. Entre les véhicules d’entreprise et les taxis collectifs, la ville est saturée.
- J’ai prié, mon frère. J’ai jeûné. J’ai consulté deux prophètes juste pour comprendre pourquoi Sabrina m’a quitté. Tuko na batoto mbiri. Maintenant, dis-moi, qui va s’occuper d’eux ? Je m’organisais déjà : une nouvelle maison dans un bon quartier, un minibus dont elle était la gérante. Je voulais même, à la fin de l’année, nimuyengeye ata ka kiosque. Mais Sabrina… Mungu amurumiye.
- Mubaya ! Mais ce n’est pas encore trop tard. Si elle t’a aimé, elle reviendra, au moins pour les enfants.
Il est pessimiste. Il est désespéré. Sabrina lui manque. Il l’a aimée, le pauvre ! Victime de ses sentiments, il traverse ses heures sombres. Avec un peu de courage, il continue son métier, non pas par passion, mais faute de mieux. Il souffre en silence, rongé par le chagrin : Sabrina.
Il meurt à petit feu. Sabrina est sa source vitale, sa raison de vivre.
- Kama ni miye ndjo nirifa mubaya, shi anirumiye bashi… ah mais…
Un silence. Plus un mot.
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