Pour le bonheur des miens de Macaire Etty
Quand la survie devient un choix, les valeurs vacillent, non par faiblesse, mais par nécessité.

C’était ce samedi 7 juin, plus tard dans la nuit, que j’ai entamé la lecture de ce livre. Et, sans même m’en rendre compte, je l’ai terminé d’une traite. Je l’ai énormément apprécié, et je dois reconnaître que Macaire Etty, son auteur, possède une plume remarquable.
Il s’agit de l’histoire de Toto Ama Fleury, une adolescente de dix-neuf ans, en classe de terminale. Son père est vigile à l’hôpital général de leur localité, et sa mère, ménagère, s’improvise blanchisseuse. La famille vit dans un bidonville, et les maigres ressources qu’elle tire de ses activités la maintiennent dans une existence rongée par les ronces de la précarité.
Fleury, très studieuse, tombe amoureuse de son professeur de philosophie, Monsieur Khigaly. Une brève aventure naît entre eux, mais elle se solde par une déception amoureuse. C’est dans cette plaie sentimentale mal cicatrisée que s’infiltrent les « microbes » d’un destin cruel, la gangrenant peu à peu.
Son frère Koula, handicapé, se déplace en fauteuil roulant depuis un accident de la route. Celui-ci, offert par une ONG, devient son seul moyen de locomotion. Koula est accusé de trafic de drogues et incarcéré. Les parents, impuissants face à l’urgence de la situation, avouent leur incapacité à l’aider. Fleury, pour sauver son frère, accepte les avances indécentes du juge Bautrot, en charge du dossier, en échange de son corps. Grâce à ce sacrifice, Koula est libéré, et c’est un soulagement presque balsamique pour la famille.
Malgré les épreuves, Fleury décroche son baccalauréat et est orientée en philosophie dans la capitale. Mais son père est mis en retraite de façon illégale, et lui avoue qu’il ne peut plus subvenir à ses besoins pour ses études. Il tente tout de même de la soutenir moralement en lui disant :
« Tu sais, ma fille, tu n’as point besoin d’être riche pour être heureuse. Quel que soit le métier que tu exerceras un jour, l’essentiel est qu’il te permette de vivre décemment. Nous, depuis l’enfance, avons appris à vivre de peu. Alors, inutile de te tourmenter pour nous. »
Le même juge Bautrot, homme marié, revient à la charge et lui propose encore une liaison contre de l’argent — argent qui lui permettrait d’aider sa famille et de financer ses études. Fleury, brillante étudiante en philosophie, réfléchit longuement. Elle dit dans un passage du livre :
« Cette fois-ci, je bouchai les oreilles aux supplications de mon cœur pour écouter l’ordre de ma raison, qui penchait pour le réalisme et le pragmatisme. »
Isolée, sans appui ni familial ni extérieur, elle finit par céder. Le juge la fait alors surveiller à son insu par sa meilleure amie de la cité universitaire, Olivia. Fleury suscite la fascination même des professeurs les plus ternes. Elle fait la rencontre de Da Costa, un jeune métis dont elle tombe amoureuse. Il est, ironie du sort, le cousin d’Olivia. Mais pour éviter la jalousie de Bautrot, Fleury est contrainte de l’éloigner. Le juge, poussé par sa possessivité, fait assassiner Da Costa.
Une grève universitaire entraîne une répression violente. Les forces de l’ordre, en plus de brutaliser les étudiants, violent certaines filles, dont Fleury. Elle contracte alors le VIH/SIDA. Le juge Bautrot l’abandonne aussitôt. C’est alors que son ancien professeur de philosophie revient dans sa vie. Il l’aime malgré sa maladie et décide de construire une relation solide avec elle.
Fleury a connu une vie sentimentale tourmentée. Sa première expérience fut un échec, un point de départ à ses blessures. Les autres relations ont été des choix contraints par la nécessité : vivre, exister, faire vivre sa famille, garantir une certaine dignité. Une multitude de filles se reconnaîtront dans l’histoire de Fleury. Dans nos pays tropicaux, où les gouvernants s’applaudissent dans leur autosatisfaction face à des chiffres de croissance, l’histoire de Fleury illustre le cuisant échec de leur politique de développement.
Les moralistes pourront jeter la pierre à Fleury et à toutes celles qui, comme elle, ont traversé ce chemin de croix. Mais ceux qui n’ont jamais vécu de telles épreuves seront toujours en déficit d’humanité, de compassion et de compréhension. Ce que l’auteur raconte est probablement moins cruel que la réalité de nombreuses jeunes filles issues de familles modestes, ici et ailleurs.
J’ai souri à la lecture de cette phrase :
« Oui, une fois encore, un homme a fait pleurer une femme. »
Macaire Etty donne raison aux mouvements féministes qui réclament l’égalité des genres dans une société profondément patriarcale. Il pointe du doigt ces hommes prédateurs sexuels, dépourvus de charité véritable, qui exploitent la détresse des jeunes filles étudiantes ou lycéennes pour abuser d’elles.
Ces vices donnent des armes à celles qui, avec rage, dénoncent le mal au masculin. Cette diabolisation, parfois généralisée, se comprend lorsqu’on pense à ces femmes violées, infectées, humiliées, comme Fleury.
L’auteur raconte que Fleury, comme bien d’autres étudiantes, a été violée par les forces de l’ordre lors des répressions d’une grève estudiantine. J’ai été profondément touché par ce passage, qui révèle la bestialité des hommes et l’inhumanité de nos dirigeants. Ils n’améliorent pas le système éducatif, envoient leurs enfants étudier à l’étranger, alourdissent les frais de scolarité jusqu’à les rendre insupportables pour les plus pauvres. Et quand les étudiants, dans un dernier sursaut de dignité, osent revendiquer, ils sont pourchassés, battus, emprisonnés, tués. Et les filles, violées.
C’est vrai, c’est une œuvre de fiction. Mais ce passage raconte un fait bien réel, injustement vécu par de nombreux étudiants de mon pays.
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