L’amour est irrationnel (Suite et fin)

...Vous aurez chaud, l'autre aura froid ; quand vous verrez du vert, l'autre verra du bleu. Voilà ce qu'on appelle le savoir du corps. Et ce savoir est propre à la subjectivité sensorielle, à la sensibilité personnelle de chacun.

Les vérités du cœur dont parle Pascal n'ont rien à voir avec celles du corps, précisément parce que le cœur représente notre discernement, notre clairvoyance. Pour Pascal, le cœur ne se trompe jamais. Ce sont les éléments qui polluent le cœur qui nous égarent. Ce sont les parasites du cœur, ce qui l’obscurcit, qui nous conduisent à l’erreur. Mais, au plus profond de lui, le cœur sait. Il sait toujours.

De la même manière que Pascal a eu besoin de cette « nuit de feu », cette expérience mystique qui lui a littéralement permis de contempler Dieu, le cœur, parfois, a besoin d’expériences mystiques comparables à une révélation, capable de balayer les parasites du corps et de la raison. Apprendre à écouter le cœur, c’est apprendre à faire taire ce qui l’empêche de parler. C’est apprendre à ne pas entendre les bruits de la raison qui cherchent à contredire ses vérités.

Et lorsque la raison, au terme de toutes ses opérations analytiques et intellectuelles, parvient aux mêmes conclusions que le cœur, elle permet alors une démonstration communicable aux autres. Car une vérité du cœur est incommunicable ; elle est indémontrable et ne peut donc prétendre au statut de connaissance partagée. C’est pourquoi le savoir scientifique ne peut se satisfaire des vérités du cœur. Celui-ci a besoin du secours de la raison pour valider son intuition et lui donner une forme transmissible. C’est ce qui fait de la raison le seul terrain où l’on peut véritablement exprimer des arguments. Un argument émotionnel, par définition, n’en est pas un. Il tente de se faire passer pour tel, sans en avoir la structure ni la rigueur.

Mais lorsque la raison rejoint le sentiment, alors ce savoir devient universellement recevable. Il devient communicable, démontrable, solide. Tout le monde peut alors y adhérer. Ce n’est cependant pas parce que le sentiment ne peut démontrer qu’il ne sait pas. Comme le dit Pascal : les principes se sentent, les propositions se concluent. Il est inutile de demander à la raison ce dont elle est fondamentalement incapable : démontrer les principes. Princeps, en latin, signifie ce qui est premier. Or, la raison ne peut atteindre ce qui est premier, car elle procède par déduction, et l’on ne peut déduire qu’à partir d’un point de départ. Par exemple, on peut déduire la meilleure stratégie pour atteindre un objectif, à condition que celui-ci ait été défini. Mais cet objectif peut parfaitement être irrationnel, voire déraisonnable. Il relève alors davantage du désir que de la raison. Ce qui est rationnel, ce n’est pas l’objectif, mais la méthode utilisée pour y parvenir. Toujours dans cet ordre : d’abord l’objectif, ensuite les moyens. Tout ce que l’on pose comme premier ne découle pas de la raison, car la raison est structurellement seconde.

Dans le texte où il évoque les vérités du cœur, Pascal affirme que c’est en vain que la raison tente de les combattre. Cela révèle non seulement une dualité, mais même un conflit entre raison et sentiment. Comme si la raison se donnait pour mission de nier les évidences du cœur. Ce qui éclaire le caractère parfois tyrannique de la raison, jusqu’à l’hystérie, dans sa volonté de détruire ce que le cœur affirme. C’est d’autant plus troublant que la raison est souvent orientée par ce que nous voulons qu’elle démontre.

Quand vous considérez quelqu’un comme un ennemi, vous trouvez toutes les raisons du monde pour justifier votre haine. Vous cherchez à l’appuyer sur des motifs logiques, objectifs. Vous construisez des raisonnements sophistiqués qui mènent inévitablement à la conclusion que cette personne mérite votre détestation. Mais cela vient du fait que vous aviez déjà présupposé la conclusion. La raison, ici, ne fait qu’exécuter un plan établi d’avance. Elle est un outil au service d’un objectif fixé a priori. Une fois encore, la raison intervient après coup : elle rationalise un choix émotionnel préexistant.

Ainsi, la raison montre une fâcheuse tendance à contrarier systématiquement les élans du cœur. C’est d’autant plus vrai qu’elle se nourrit de nos peurs, de nos angoisses, de nos traumatismes. Cela se vérifie notamment chez les personnes qui manifestent une hyperprudence.

Prenons l’exemple d’une mère excessivement prudente envers son enfant, parce que celui-ci, tout petit, serait tombé sur la tête. Ne voulant pas revivre cette expérience douloureuse, la mère, marquée par le traumatisme, voit sa raison s’y adapter. Elle amplifie alors le danger initial, au point que sa rationalité ne remplit plus sa fonction d’anticipation lucide. Elle est détournée, mise au service de la peur, soumise à l’angoisse.

C’est dans ce contexte qu’il devient possible de parler d’une raison sensible, à rebours de l’image classique d’une raison neutre et objective. En vérité, la raison, aussi, subit l’influence des affects.

Augustin Mwelwa

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